Il est reconnu comme l’auxiliaire le plus précieux d’une agriculture durable et économe en énergie. Il est l’un des premiers marqueurs de la biodiversité et de la bonne santé du sol et, pourtant, personne ne s’inquiète de sa disparition. Une des explications serait sa très grande sensibilité aux pesticides, selon une étude de l’Inra publiée en 2014. 80 % à 90 % des vers de terre auraient été décimés depuis cinquante ans. Christophe Gatineau, agronome spécialisé en agroécologie et permaculture, livre un plaidoyer pour la défense du lombric au cœur de notre système d’alimentation.
Vous reprenez le propos d’Hubert Reeves tenu cette année : « La disparition des vers de terre est un phénomène aussi inquiétant que la fonte des glaces. » Depuis cinquante ans, leurs populations s’effondrent au point d’être passées, dans certaines régions françaises de grande culture, de deux tonnes à cinquante kilos l’hectare…
Christophe Gatineau : « L’abandon de la fertilisation organique et le recours aux engrais chimiques sont la première cause de la mort des sols vivants et de nos amis les vers de terre. La majorité des pesticides sont des perturbateurs endocriniens, ils modifient la circulation de l’information entre les organes et le cerveau, et tuent à petit feu toute la biodiversité, comme un poison à effet retardateur, du ver à l’hirondelle. »
La picoxystrobine, commercialisée en 2002, est-elle une vraie tueuse de vers de terre ?
Christophe Gatineau : « La picoxystrobine est un fongicide utilisé en culture céréalière, précisément là où les vers de terre sont en voie d’extinction. L’Europe a reconnu que ce fongicide décimait leurs populations, alors même que l’Anses [Agence nationale de sécurité sanitaire] s’était, dès 2010, alarmée de cet effondrement et des effets morbides sur la biodiversité. Cette année, la France a emboîté le pas de l’Europe en l’interdisant, mais elle a autorisé les agriculteurs à écouler leurs stocks dans la nature jusqu’à la fin de l’année… Quand un pesticide est toxique pour l’environnement, on peut l’interdire mais, ensuite, il y a les autorisations exceptionnelles s’il n’existe pas de produit de remplacement. »
Les vers de terre labourent et nourrissent le sol qui, à son tour, nourrit les plantes, qui nous nourrissent ou nourrissent les animaux que nous mangeons.
En quoi le ver de terre est-il essentiel ?
Christophe Gatineau : « La fertilité, la nourriture du sol se fabriquent dans ses quinze premiers centimètres grâce aux vers de terre et à l’ensemble de l’écosystème. La disparition de ces lombrics signe la disparition du sol. Ils labourent et nourrissent le sol qui, à son tour, nourrit les plantes, qui nous nourrissent ou nourrissent les animaux que nous mangeons. Or, 95 % de notre alimentation provient des sols. Dans un sol cultivé, le ver de terre peut représenter jusqu’à 80 % de la masse des êtres vivants : s’il n’est plus là, c’est tout le système qui s’écroule. Il court-circuite le cycle de l’azote et du phosphore, ses urines étant directement assimilables par les plantes.
Quand il ne reste que le sol minéral, il n’existe plus qu’une sorte d’agriculture, faite à partir de semis. On met les plantes sous perfusion : si, au début, il y a un peu de pesticides, à la fin, les plantes poussent grâce à des médicaments. On est alors tellement loin du fonctionnement de la nature ! Le système est totalement artificialisé. Le sol n’est plus tenu, n’a plus de consistance, il est un amas minéral où la pluie et le vent l’érodent sans cesse. La disparition des vers de terre participe à cette érosion. Selon les chiffres officiels, un quart des sols européens est victime d’érosion, c’est-à-dire qu’il repart vers les océans. Allez faire un tour en Beauce ou dans le Bordelais, il n’y a plus que des cailloux. »
Le gros lombric vit dans un terrier, aménage son environnement, nettoie son territoire. Il possède un système sensoriel – même s’il n’a ni oreilles ni yeux – ainsi que des cellules sensibles sur le corps et un système gustatif extrêmement développé.
Il existe plus de 6 000 espèces de vers de terre dans le monde – 400 en France. Pourtant, dans votre livre récemment publié, vous n’évoquez que le gros lombric terrestre…
Christophe Gatineau : « Il vit aussi longtemps qu’un chien de race et il s’accouple une fois par an pour mettre au monde une dizaine d’individus au cours de sa vie. On ne peut le comparer aux vers qu’on trouve dans un compost par exemple. Ceux-ci naissent par centaines et ne vivent au mieux que quarante jours. Le gros lombric vit dans un terrier, aménage son environnement, nettoie son territoire. Il glane les petits bouts de branche, les feuilles, les plumes, tous les débris végétaux et animaux qui se trouvent à l’entrée de sa tanière. Il possède un système sensoriel – même s’il n’a ni oreilles ni yeux – ainsi que des cellules sensibles sur le corps et un système gustatif extrêmement développé. Sa peau est perméable à l’oxygène et fonctionne comme des alvéoles pulmonaires. On le connaît bien grâce à Charles Darwin, qui a fait des centaines d’expériences pour évaluer son comportement et son intelligence. On sait qu’il a conscience de son environnement, qu’il est sensible et réagit à ce qui l’entoure. Darwin a passé quarante ans de sa vie à l’observer. C’était une obsession chez lui : il voulait savoir si cet animal était intelligent. Il clôt d’ailleurs ses travaux par un livre publié en 1881 sur le sujet, où il surprend tout le monde par ce qu’il peut en dire.
Notre lombric vit dans un terrier – on ne dit plus galerie – vertical. Dans le bas de ce terrier, il crée une sorte de chambre avant d’aller récupérer, à la surface, des petits cailloux, tous les matériaux qui sont à sa portée : on a même retrouvé des graines pour recouvrir cette chambre de matériaux organiques. Pourquoi prend-il autant de temps et de soin à recouvrir le sol ? Il construit en effet une sorte de dallage, mais pourquoi ? Pour s’isoler du froid ? Non, cette chambre est à douze degrés, sa température idéale. D’après les chercheurs, comme il respire à travers sa peau, il accroît ainsi sa respiration en n’étant pas directement sur le sol où l’air circule moins bien. De la même manière, il tapisse la galerie qui mène à sa chambre – celle-ci peut se trouver à deux mètres sous terre, selon le climat. Il prend aussi beaucoup de soin à boucher l’entrée de son terrier pour le protéger des intempéries. De nombreuses expériences ont été faites pour savoir s’il s’agissait d’une pratique innée ou acquise. Le lombric est-il capable d’apprendre alors que son cerveau est si minuscule ? Étonnamment, les expériences ont prouvé qu’il avait une capacité d’adaptation supérieure. »
Qu’en est-il de ses amours ?
Christophe Gatineau : « Le ver de terre commun est bisexuel, non hermaphrodite, autrement dit il porte les deux sexes. C’est pratique lors du coït, car ils s’inséminent mutuellement. L’accouplement se déroulant sur le sol, leurs queues restent accrochées à l’entrée du terrier pour parer au moindre danger et pouvoir ainsi rentrer en urgence. C’est la raison pour laquelle ils s’allongent au maximum pour s’accoupler avec le voisin le plus proche. Comment font-ils quand ils n’ont pas de voisin ? C’est une vraie question, en particulier lorsque leur densité descend en dessous d’un certain seuil. »
De quoi se nourrit-il ?
Christophe Gatineau : « Le ver de terre est totalement dépendant de la nourriture disponible autour de l’entrée de son terrier. On estime que 300 à 400 tonnes de matière organique par an passent dans son tube digestif. Marcel B. Bouché, directeur de recherche à l’Inra, qui a travaillé toute sa vie sur les vers de terre, en particulier sur le gros lombric terrestre, a étudié leur alimentation. L’animal est un cultivateur. Il enroule ses excréments sous la forme de pâtés, car ils contiennent encore beaucoup de matières nutritives – il métabolise moins de 20 % de ses aliments. Comme il entrepose ces pâtés dans les étages de son terrier, il laisse les champignons faire leur travail de dégradation, avant de les re-consommer. Le ver de terre apprécie le poireau, la fane de carotte, le céleri, en général les feuilles tendres, riches en sucre et en azote. On dit qu’il a le « bec fin » ! C’est surprenant que ce travailleur de l’ombre soit toujours oublié par le législateur, alors même que le site du ministère de l’Agriculture en fait l’éloge… »
À lire
Christophe Gatineau, L’Éloge du ver de terre. Notre futur dépend de son avenir, Flammarion, 2018.
« Le jardin vivant », blog de Christophe Gatineau.
Marcel B. Bouché, Des vers de terre et des hommes, Actes Sud, 2014.