La jeune artiste Tiphaine Calmettes explore notre rapport aux plantes et aux mythes qui les entourent dans ses performances artistiques. Elle participe à l’événement Hors Pistes au Centre Georges Pompidou à Paris, jusqu’au 4 février.
Lors de sa quatrième année à l’École d’art de Bourges, un voyage Erasmus en Mongolie la confronte à une réalité différente. Six mois passés dans une culture nomade, bouddhiste, au milieu de paysages immenses et sans architecture vont changer le lieu et le cours de son travail artistique.
« Aux Beaux-arts de Oulan-Bator, l’enseignement de la peinture est très traditionnel. Il s’agit de reproduire les motifs récurrents des peintures traditionnelles mongoles : les nuages, le feu, l’eau, etc. Pour la première fois de ma vie, on me demandait d’avoir un rapport à ces éléments, de ressentir la vie de la ligne, de ressentir le nuage en le dessinant. En France, j’avais appris à dessiner en prenant des dimensions [elle mime le geste avec le crayon tendu à la verticale au bout du bras et un œil fermé].
À mon retour, le paysage avait pris une grande importance dans mon travail : j’avais vu la steppe, découvert la philosophie qui habite ce pays. Comment l’homme habite-t-il la terre ? Qu’est-ce qui a amené certains à construire des villes alors que d’autres sont nomades ? Le besoin de laisser une trace, la ruine ? »
Les plantes sauvages
« En 2016, mon galeriste m’a invitée à écrire un texte sur une expo qu’il faisait sur Berlin-Est, j’ai inventé une fiction. Je me suis souvenue d’un livre, Dead cities, de Mike Davis où il parle de la relation entre les villes et la guerre. Berlin en 1945-1946, c’est l’hiver, la ville à moitié détruite n’est pas ravitaillée, tout le monde meurt de faim. Des groupes se créent pour apprendre aux gens à reconnaître les plantes sauvages comestibles : leur nom était « action légumes sauvages ». Pour acquérir une forme d’autonomie alimentaire, quelque chose qui avait été rejeté par la société revient la sauver !
Ces plantes rudérales poussent dans des milieux dont l’écosystème a été perturbé. Beaucoup sont comestibles et/ou médicinales. Cela m’a semblé fou et la question qui est venue tout naturellement après était : est-ce que ça existe à Paris ? J’ai rencontré Christophe de Hody , herbaliste, naturopathe et botaniste qui organise des sorties pour reconnaître les plantes.
C’est devenu mon lieu de recherches artistiques. J’ai lu le livre de Georges Oxley, La fleur au fusil, qui raconte toutes les histoires de disparition des plantes sauvages dans notre alimentation.Les plantes ont beaucoup à raconter à la fois par leurs propriétés, leurs usages, mais aussi par les mythes et les histoires qui les accompagnent. »
À quel moment avez-vous intégré des repas de plantes sauvages dans votre travail ?
« L’alimentation est quelque chose d’important dans ma vie, mais aussi les médecines complémentaires qui cherchent à comprendre les besoins de chaque individu. Il existe également beaucoup de nouveaux récits autour de l’alimentation : les régimes paléos, vegans, crudivores, frutariens, etc. Les choses sont tellement complexes et vastes. Il s’est trouvé une jonction entre mes intérêts personnels et mon travail, lorsque j’ai ouvert avec un ami un restaurant éphémère, CDD le festin. C’était une expérience qui ne se prenait pas au sérieux, où l’on mêlait expériences culinaires et artistiques : on donnait carte blanche à des artistes pour composer des repas. Ce restaurant a été, je pense, le point de départ de mon envie de faire manger des plantes.
Dans cette longue tradition de relation entre l’art et la nourriture, je pense notamment à Gordon Matta-Clark qui a crée son restaurant FOOD en 1971, à New York. Ce lieu a établi un lien entre l’artiste et son public, autour de ce moment commun à tous : le repas. C’est assez rare puisque la plupart du temps ce que l’on expose n’a pas besoin de nous et c’est tant mieux !
J’ai ensuite travaillé avec la cheffe Virginie Galan pour préparer un repas en 15 temps, principalement avec des plantes cueillies au bois de Boulogne.
La réalisation était un accord « mets-mots » autour de l’expérience et des récits de ces plantes. Une lecture gustative de deux heures, où des plats arrivaient pendant que je lisais. Parfois les mots renforçaient l’expérience de dégustation ou entraient en contradiction.
C’était une occasion de voir l’influence de la parole, du récit sur nos sensations.
Et également d’ouvrir nos sens à l’alimentation, à une époque où l’on n’a souvent même plus le temps de se nourrir.
Il existe tellement de façons d’ingérer des plantes. Un des premiers temps du repas incluait des inhalations de lierre terrestre. C’est une plante expectorante, pour dégager les bronches et métaphoriquement s’ouvrir à quelque chose que l’on ne connaît pas. L’objet inhalateur ressemblait à un masque à gaz. L’absurdité d’inhaler une plante qui soigne dans un objet en plastique m’intéressait.
J’aime jouer avec toutes ces contradictions, qui ne sont pas absentes de ce monde des plantes. On entend souvent parler de super aliments ou de super plantes qu’il faudrait aller chercher au fin fond du Pérou pour qu’elles soient performantes, alors que les habitants d’autres altitudes, d’autres climats, n’ont pas du tout les mêmes besoins que nous ! Il y a une confusion totale, nous sommes perdus à chercher des réponses à nos besoins, avec des formes de réalités qui s’entrechoquent, qui nous éloignent encore plus du sens des choses.
Au même titre que l’on dit se nourrir d’idées ou de mots, on se nourrit aussi d’odeurs, du toucher, etc. Cette performance permettait de retourner à ses sens : qu’est-ce qu’inhaler, croquer, lécher, sucer, gratter, boire… et même fumer ! J’avais fabriqué un narguilé pour y mettre de la laitue vireuse, une plante sauvage qui a les mêmes propriétés que le cannabis et l’opium, mais sans leur toxicité et avec des effets calmants. Pendant cette performance, vous pouviez aussi boire de l’armoise, plante magnifique et pleine d’histoires : elle était utilisée par les Amérindiens pour favoriser les rêves lucides et la décorporation. Un peu comme on parle de la mémoire de l’eau [les travaux de Masaru Emoto ndlr] et de l’impact d’un mot sur un liquide. Quel effet cela fait-il de boire une plante dont on vous dit qu’elle favorise les rêves lucides ?
Mon but n’est pas de répondre à ces questions. Nous sommes sans cesse en train de produire des constructions imaginaires pour combler des manques. On se raconte des histoires, dont certaines que l’on prendra pour des vérités. C’est là qu’il y a un danger d’enfermement ou de limiter son pouvoir d’action et de penser. »