Chaque mois, le docteur Camille Isnard nous livre son regard bienveillant et incisif sur nos pratiques de santé. Ce début d’année 2017 a été marqué par la décision de suspendre la commercialisation de l’Uvestérol, médicament à base de vitamine D, imputé dans le décès d’un nouveau-né. Pourtant, 15 cas de malaises avaient déjà été recensés de 1992 à 2006.
L’AFSSAPS (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé) faisait à cette époque l’hypothèse d’un mécanisme de type « fausse route » liée à une administration trop rapide. Le laboratoire a alors changé son dispositif d’administration en réduisant le débit du produit. Dès cette époque, et plusieurs fois ensuite, la revue médicale indépendante Prescrire évoquait une demi-mesure, aucun cas de ce type n’étant notifié pour les autres médicaments disponibles à base de vitamine D.
Puis, entre 2006 et 2011, 26 nouveaux cas furent notifiés, le compte rendu de la commission de pharmacovigilance imposa alors d’ajouter des précautions d’emploi sur la notice.
Malgré cela, 10 nouveaux cas furent encore notifiés en 2013. Le laboratoire se vit imposer de proposer une nouvelle formulation galénique. Ce n’est qu’au 1er janvier 2014 que cela fut fait. Mais le dispositif d’administration resta inchangé, et aucune étude clinique ne fut réalisée. Une nouvelle fois, il fut précisé qu’il « est essentiel de respecter les modalités d’administration afin de limiter le risque de fausse route et de malaise ».
La responsabilité fut donc mise entre les mains des parents et des professionnels de santé. Après tout, on achète bien des couteaux en sachant qu’il est essentiel de ne pas découper son voisin. Comment ça, un médicament, c’est différent ?
Il aura fallu le décès d’un nourrisson le 21 décembre 2016 pour agir dans l’urgence. Pif paf, problème réglé, on passe à autre chose !
Évidemment, que des angoisses de parents aient pu naître à la suite d’une telle annonce et que des traitements à base de vitamine D aient pu être interrompus, le problème reste entre les mains des professionnels de santé.
Pourquoi complémenter son enfant en vitamine D, l’alimentation ne suffit-elle pas ?
La vitamine D est indispensable à une bonne croissance et, sous nos latitudes, enfermés dans nos boîtes à LED, les enfants n’en produisent pas suffisamment. Son utilité n’est donc pas remise en question, la vitamine D est un médicament important.
Cette vitamine n’en est d’ailleurs pas une, car nous la synthétisons majoritairement. Son action s’apparente à celle d’une hormone. Sous l’action des rayons UVB et à partir d’un dérivé de cholestérol endogène, c’est principalement dans la peau que la synthèse débute, puis dans le foie et les reins, pour la rendre active. Une petite partie est amenée par l’alimentation :
• sous forme de vitamine D3 (cholécalciférol) d’origine animale, dans le poisson, les huiles de poissons et le jaune d’œuf principalement,
• ou D2 d’origine végétale (ergocalciférol) dans des levures et champignons. Ces deux formes nécessitent aussi une activation dans le foie et les reins.
Quelle que soit l’origine, nous la stockons plusieurs semaines majoritairement dans le tissu adipeux et musculaire, ce qui explique que la transition hiver/printemps soit la plus critique, et la supplémentation hivernale pertinente.
Aujourd’hui, certains laits infantiles sont enrichis, il faut donc en tenir compte si vous supplémentez votre enfant, pour atteindre une dose journalière cumulée avant l’âge de un an de 400 à 600UI par jour. En effet, des surdosages peuvent entraîner des hypercalcémies graves. Une hormone n’est pas un bonbon, bien que l’abus de bonbons soit aussi dangereux. En cas d’allaitement, il est souvent important de complémenter également la maman.
Entre un an et 5 ans, s’il y a peu d’exposition et/ou si la peau est très pigmentée, les apports devraient se situer entre 600 et 800 UI/jour, à adapter en fonction des apports alimentaires.
Ensuite, il vaut mieux en discuter individuellement avec votre médecin, en évaluant le mode de vie global, car il peut être intéressant de reprendre une supplémentation par le médicament au moment de la puberté ou tous les hivers chez certains enfants.
La vitamine D est-elle vraiment anti-cancer ?
On lit actuellement une quantité faramineuse d’articles grands publics relevant les hypothèses d’implication de la vitamine D en prévention de nombreux cancers, maladies chroniques inflammatoires ou auto-immunes, etc. Cette hormone possède en effet une activité physiologique de modulation de l’expression génétique de molécules du système immunitaire, une action neuro-protectrice, d’induction de l’apoptose et d’autres encore.
Dans les articles scientifiques, il existe par exemple un lien de corrélation entre taux élevé de vitamine D et taux bas de cancer, c’est-à-dire que les deux courbes évoluent de la même manière, ou de manière plus parlante : les personnes atteintes de cancer ont statistiquement des taux de vitamine D plus bas que ceux qui ne le sont pas.
Mais attention, cela ne signifie pas qu’il y ait un lien de cause à effet ! C’est sûr, ce serait formidable, car la vitamine D ne coûte rien – hormis dans certains compléments alimentaires – et ça ferait sacrément marcher le business du produit ! Oui, c’est déjà le cas, mais c’est un détail, non ?
Certaines études relèvent aussi que selon la modélisation statistique utilisée, un niveau très élevé pourrait aussi être associé à un taux plus élevé de cancers, et aussi, qu’il y a un polymorphisme génétique des récepteurs à la vitamine D (c’est-à-dire des sensibilités individuelles). Bref, les chercheurs ont encore du travail pour nous aider à conseiller, sans risque, des doses supra-physiologiques !
Mais revenons à cette corrélation, car c’est souvent le nœud des mauvaises interprétations. Par exemple, on observe que l’augmentation des ventes de lunettes de soleil suit l’évolution du nombre de coups de soleil (corrélation). Mais ce n’est pas parce que vous portez des lunettes de soleil que vous attrapez un coup de soleil (ce qui serait la causalité). C’est l’augmentation de l’ensoleillement en été qui explique l’allure superposable de ces deux courbes.
Il faut donc mettre le paquet sur les études pour comprendre si l’intervention médicamenteuse est bénéfique, vraiment préventive du cancer ou d’autres maladies chroniques, si oui, lesquelles (un cancer du sein n’est pas un cancer de la peau, ni une sclérose en plaque), et quel objectif biologique atteindre sans être nocif ? Ou, bien moins sensationnel, si le taux de vitamine D bas n’est qu’une conséquence, directe ou indirecte, de la maladie, l’entretenant ou non.
En attendant, nous pouvons optimiser nos apports alimentaires (pas uniquement en vitamine D !), nous exposer raisonnablement à la lumière naturelle, nous complémenter après évaluation clinique, pour atteindre des taux physiologiques.
Peut-on savoir si on est « carencé » ? Y a-t-il des personnes plus à risque que d’autres ? Y a-t-il des taux toxiques connus ?
Nous serions 80 % de Français à avoir des taux plasmatiques inférieurs à 30 ng/mL ! Ce taux, pour l’instant, serait celui en dessous duquel il ne faudrait pas descendre, bien qu’il n’y ait pas de consensus international sur un seuil universel délimitant la déficience. Normal, l’absorption et la synthèse sont modifiées par tant de facteurs : âge, environnement, saison, phototype, polymorphisme génétique, état du fonctionnement hépatique, rénal, entre autres facteurs connus !
Nombreux sont ceux qui prétendent que « plus est mieux », sans qu’il existe pour autant des preuves cliniques probantes et parfois des liens d’intérêt. Le taux plasmatique de 80 ng/mL est la borne supérieure fixée arbitrairement en France. On sait que des populations comme les Massaï de Tanzanie ont des taux de 115 ng/mL sans toxicité, mais nous ne vivons ni là-bas, ni comme eux, ce qui rend difficile l’extrapolation. Ce ne sont donc pas des arguments suffisants pour augmenter les posologies chez l’Européen urbain.
Rappelons avec insistance que c’est une hormone, dotée d’un pouvoir sur la modulation de l’expression génétique et d’effets connus en cas de surdosage (lithiase calcique, hypercalcémie notamment), en interactions avec les autres fonctions. Un rôle physiologique sur un organisme en homéostasie ne se transpose pas nécessairement à une action thérapeutique sur un organisme déséquilibré. Si on vous dit que la marche est bénéfique pour la santé, ce n’est plus d’actualité quand votre jambe est cassée, ça risque plutôt d’aggraver la fracture. Par ailleurs, une forte dose n’est pas nécessairement plus efficace qu’une dose physiologique. Enfin, l’homéostasie nécessite de travailler de manière systémique, en actionnant plusieurs leviers (élimination, digestion, etc.).
Ce n’est pas toujours en apportant le carburant que la voiture avance, c’est une condition nécessaire, mais non suffisante.
Actuellement, en France, le dosage sanguin n’est plus remboursé en routine, car on estime que complémenter à des doses raisonnables (soit l’équivalent de 5 à 15 microg d’apport par jour selon l’âge et l’état) permettrait systématiquement d’atteindre le seuil minimal de 30 ng/mL sans faire craindre un surdosage. Il reste cependant pris en charge dans certaines indications, notamment en cas de suspicion d’ostéomalacie (le « rachitisme de l’adulte ») afin de statuer, améliorer la prise en charge et le suivi. Si vous souffrez de troubles musculo-squelettiques, il peut donc être pertinent de recourir à cet examen, et dans bien d’autres situations à évaluer au cas par cas.
Il ne s’agit donc pas de remettre en question l’intérêt de la supplémentation pour atteindre un taux plasmatique raisonnable, mais de sensibiliser aux risques potentiels d’aller au-delà de façon systématique.
Au total, si on retrouve « vitamine D » comme thème central dans plus de 8 000 articles scientifiques publiés depuis 5 ans, « seulement » un millier concerne des études cliniques. Il y a donc plusieurs types de recherches à mener, et particulièrement l’analyse de ces études cliniques, en espérant que cela accouche d’autre chose que d’une souris mutante ou de slogans sensationnels utilisés à des fins purement commerciales !
Entre risque de diabolisation par accumulation de négligences et anxiété, et culte aveugle par mauvaise interprétation d’études statistiques et simplification de la physiologie, la vitamine D, elle, est innocente mais demeure une hormone et un médicament. Aucun médicament n’est anodin, même quand il est disponible en complément alimentaire et/ou sans prescription. Les exemples sont trop fréquents. Primum non nocere : « D’abord, ne pas nuire » (Hippocrate) ! Quelle que soit la substance, la santé ne semble pas tolérer l’abus. Questionnons mieux notre usage et nos attentes, sans jeter le bébé avec l’eau du bain, ni s’enivrer de promesses un peu trop simpl(ist)es.